« Au-delà des matières naturelles, il faut penser en termes d’éco-conception »

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Laëtitia Boucher, responsable développement durable chez Interface. © USIEvent

À l’aube de 2022 et de la mise en service de la RE 2020, alors que le poids carbone et l’analyse du cycle de vie sont au centre des préoccupations, qu’est-ce que l’empreinte environnementale des bâtiments et des matériaux ? Comment l’améliorer ? Quels sont les pièges ? Éléments de réponse avec Laëtitia Boucher, responsable développement durable chez Interface.

Sols Murs Plafonds : Qu’est-ce que l’empreinte environnementale d’un bâtiment ou d’un produit ?
Laëtitia Boucher : Elle englobe les émissions de gaz à effet de serre ainsi que la somme de tous les impacts environnementaux générés pour extraire les matières premières nécessaires à la production de biens et de services, par exemple : l’empreinte carbone, l’impact sur l’ozone, sur la qualité de l’air, sur la qualité de l’eau ou même de la vie aquatique, ou encore les impacts liés aux sources d’énergie utilisées et à l’épuisement des ressources naturelles. Elle prend en considération tout ce que l’on va consommer en termes de ressources ou d’énergie mais aussi comment on va le consommer et le traiter en fin de vie.

SMP : Cela veut dire que l’on ne peut pas se contenter de produits naturels, argument souvent mis en avant ?
L.B. : Effectivement, si les ressources ne sont pas gérées durablement ou si elles sont extraites à base d’énergie fossile, l’empreinte environnementale sera mauvaise, quand bien même le produit est à base de matière première naturelle. Au-delà des matières naturelles, il faut réfléchir en termes d’éco-conception, c’est-à-dire optimiser les ressources naturelles, la logistique, la fabrication, faire attention à l’eau que l’on consomme, voire la consommer en boucle fermée, mais aussi à ce que l’on va rejeter. Teinter une fibre naturelle avec les pires produits n’a aucun sens.

SMP : Comment peut-on s’y retrouver ?
L.B. : Les producteurs de biens ou de services peuvent déclarer leurs émissions de gaz à effet de serre selon une méthode définie par le GHG Protocol. Ces déclarations se déclinent en trois scopes : émissions directes, émissions indirectes liées aux énergies et toutes les autres émissions indirectes [voir page 7]. Cependant le producteur n’a aucune obligation de publier ses résultats sur les trois scopes, il peut parfaitement déclarer de forte réduction de gaz à effet de serre sur le Scope1 sans pour autant publier les résultats de ses autres scopes. Mais quand on voit ce que représente Scope 1 par rapport à Scope 3, c’est infime!
Pour les produits, il existe des fiches de déclaration environnementales et sanitaires (FDES) qui présentent les résultats de l’analyse de cycle de vie (ACV) d’un produit (analyse des impacts environnementaux) ainsi que des informations sanitaires. Mais d’abord ce sont des documents complexes à appréhender, ensuite, même s’il est vérifié par une tierce partie indépendante, il faut se rappeler qu’il ne s’agit que de déclaratif. L’utilisateur se doit donc de regarder dans le détail comment le résultat final a été obtenu, où ont été réellement portés les efforts du producteur et quels sont les scénarios les plus proches de la réalité, notamment sur le traitement en fin de vie.

QU’EST-CE QUE LES SCOPES
Les scopes sont les émissions de gaz à effet de serre qui ont lieu directement au niveau de l’entreprise. Elles sont classées en trois niveaux. La scope 1 englobe les émissions directes de gaz à effet de serre comme le chauffage des locaux ou les émissions des véhicules appartenant à la société. La scope 2 concerne les émissions indirectes liées à l’énergie, créées lors de la production de l’activité de l’entreprise. Enfin la scope 3 regroupe toutes les autres émissions indirectes. Par exemple les achats de marchandises, de matières premières et de services (numériques, administratifs) ou les déplacements domiciles / travail.

SMP : Peut-on connaître l’impact environnemental d’un bâtiment et des matériaux ?
L.B.: On peut en avoir une vue assez précise, notamment avec l’arrivée prochaine de la RE2020 qui incite à calculer l’impact d’un bâtiment via l’ACV dynamique, en se basant sur les FDES pour connaître l’impact des produits et des services pour un bâtiment. Le calcul se fait avec un coefficient dégressif et régressif en fonction du nombre d’année d’utilisation – poids carbone plus important au début du cycle de vie du bâtiment. Par exemple, sur une durée de vie de 50 ans d’un bâtiment, on estime à 10 ans celle de la moquette. Il va donc falloir anticiper les cinq renouvellements de sol.
On sait ainsi aujourd’hui que les matériaux, c’est-à-dire le carbone incorporé, sont responsables de 11 % des émissions du secteur du bâtiment, soit la construction au sens large.

SMP : Comment peut-on agir pour diminuer cet impact ?
L.B. : Cela commence par le bâtiment en lui-même, et en premier lieu l’emplacement. Il faut voir s’il va être dans une zone climatique à risque (montée des eaux, aridité…). Est-ce qu’il risque d’endommager la biodiversité ? Est-ce qu’il favorise la mixité économique, c’est-à-dire l’habitat, les commerces et les bureaux ? Est-ce qu’il est implanté dans un endroit où les mobilités douces sont privilégiées ? Par ailleurs, l’occupation au sol doit être prise en compte à cause de l’artificialisation des sols qui d’une part les empêche de capter du carbone et, d’autre part, pose problème lors des intempéries, comme on le voit beaucoup ces dernières années avec les inondations. De plus, qui dit sol artificialisé dit perte de la biodiversité.
Autre impératif : la question des usages. Un bureau est occupé près de huit heures par jour en semaine mais reste vide le week-end. Si on calcule le temps d’occupation globale, c’est très peu ! Certains espaces, comme les grands halls d’entrée, sont même inoccupés une majeure partie du temps. Il faut réfléchir en amont de la conception afin de pouvoir convertir facilement ces espaces pour optimiser l’utilisation des lieux au quotidien, penser à la fin de vie du bâtiment, comment le transformer facilement de locaux de bureaux à immeuble d’habitation, par exemple. Et puis, bien sûr, il y a les performances énergétiques du bâtiment. Aujourd’hui, on fabrique des bâtiments dits passifs, voire positifs, qui produisent de l’énergie ou, en tout cas, qui n’en dépensent pas énormément. Et enfin, les performances environnementales des matériaux qui le constituent.

SMP : Qu’en est-il au niveau des produits ?
L.B.: Le choix doit se porter sur des références à faible empreinte carbone ou, encore mieux, à empreinte carbone négative. Il faut favoriser la circularité des matériaux, prolonger leur vie via du réemploi, réparer si c’est possible. Là aussi, l’analyse du cycle de vie doit être prise en compte : fabriquer à très faible émission, ne pas trop utiliser de matières premières – et sans extraire ces matières premières -, exploiter au maximum les ressources déjà à notre disposition comme les déchets d’autres industries ou nos propres produits en fin de vie en les récupérant et en les réimplémentant dans la fabrication.

« L’urgence climatique est l’affaire de tous, pour y arriver il faudra être tous ensemble »

SMP : Y a-t-il des objectifs définis ?
L.B. : L’Union Européenne a donné un certain nombre de directives. L’ambition est de réduire de moitié nos émissions en 2030 pour arriver en 2050 à la neutralité carbone. Après, certains pays s’y mettent plus que d’autres. En France, la RE 2020, première réglementation à prendre en compte le carbone dit incorporé des bâtiments, c’est-à-dire celui des matériaux, est une grande avancée. Nous aurons notamment un seuil de CO2 au mètre carré à ne pas dépasser. Sur la fin de vie des produits, la REP Bâtiment sur la collecte des déchets du bâtiment, même si elle est repoussée d’un an, est une mesure primordiale. Parallèlement, l’association mondiale Green Building Council développe le projet #Buildinglife dans de nombreux pays avec les parties prenantes du secteur. Le projet est d’établir une feuille de route de décarbonation du bâtiment qui sera soumise à l’Union Européenne afin de mettre en place de nouvelles directives. Nous assistons à une véritable recrudescence d’initiatives, charge aux pays, à tous les acteurs du secteur et aux utilisateurs, maintenant, de rentrer la danse.

SMP : Tout cela semble de bon augure… Où sont les points noirs ?
L.B. : Il faut impérativement sensibiliser les utilisateurs finaux et les poseurs car c’est parfois là où le bât blesse. Certes l’industriel est responsable de ce qu’il met sur le marché mais on ne prend pas en considération la mauvaise utilisation des produits. L’urgence climatique est l’affaire de tous, pour y arriver il faudra être tous ensemble. Chez Interface, nous essayions au maximum de sensibiliser sur la manière d’utiliser les produits, comment les entretenir, rappeler que nous pouvons les récupérer pour gérer la fin de vie. Il faut par ailleurs sensibiliser sur les problèmes de recyclabilité. Nous avons transformé nos dalles de moquettes pour qu’elles soient 100 % recyclables mais si elles sont collées en plein, c’est-à-dire que l’artisan n’a pas attendu le temps de poissage nécessaire ou n’a pas utilisé les petits connecteurs que nous préconisons et qui permettent d’avoir un dossier propre, du ragréage risque de rester collé au moment du retrait et le produit sera pollué et impropre au réemploi et au recyclage. Il faut réussir à faire évoluer les mentalités même s’il est toujours difficile de changer les habitudes. Le réemploi, par exemple, est encore compliqué aujourd’hui. Pourtant, qui dit réemploi dit besoin de personne pour trier les produits, faire un diagnostic, allonger la durée de vie du produit, extraire moins de ressources et donc moins de pollution… Cela crée de l’emploi local, des boucles vertueuses et un environnement plus sain. Et c’est de ça dont nous avons besoin.

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